CHAPITRE 41

 

La pièce était exactement comme l’avait décrite Miller. Vingt mètres de large, avec d’immenses baies en verre antireflet qui montaient en pente douce. Quand il faisait beau, il était sans doute possible de s’allonger sur la vitre pour regarder la mer, à des milliers de mètres plus bas. Le décor, sévère, devait beaucoup aux origines début de millénaire de Kawahara. Les murs étaient gris fumé, le sol en verre fondu et la lumière provenait de pièces d’origami découpées en illuminum et enfilées sur des tripodes de métal. Un des côtés était dominé par un énorme bloc d’acier noir qui devait servir de bureau. En face, des fauteuils étaient regroupés autour d’une imitation de brasero dans un baril. Derrière, une arche conduisait vers ce que Miller pensait être les chambres.

Au-dessus du bureau, un holoécran affichait ses données, solitaire. Reileen Kawahara contemplait le ciel nocturne, dos à la porte.

— Vous avez oublié quelque chose ? a-t-elle demandé, distante.

— Non, rien.

Je l’ai sentie se crisper quand elle m’a entendu, mais elle s’est retournée avec lenteur ; le calme de son visage est resté parfait, même à la vue du pistolet à éclats. Sa voix est demeurée aussi distante qu’avant.

— Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ?

— Réfléchissez, ai-je dit en montrant les fauteuils. Et soulagez donc vos pieds pendant ce temps.

— Kadmin ?

— Voyons, vous m’insultez. Asseyez-vous !

J’ai vu la compréhension soudaine exploser dans ses yeux. Un sourire déplaisant a déformé ses lèvres.

— Kovacs ? Kovacs, espèce de bâtard stupide… abruti… Avez-vous idée de ce que vous venez d’abandonner ?

— J’ai dit : « Asseyez-vous » !

— Elle est partie, Kovacs. Elle est repartie sur Harlan. J’ai tenu ma parole. Que croyez-vous faire ici ?

— Je ne vais pas me répéter. Ou vous vous asseyez, ou je vous brise la rotule.

Le sourire n’a pas quitté les lèvres de Kawahara quand elle s’est assise, avec une infinie lenteur, dans le fauteuil le plus proche.

— Très bien, Kovacs. Nous allons jouer votre scénario, ce soir. Et ensuite, je ramènerai Sachilowska par les cheveux et vous avec. Qu’allez-vous me faire ? Me tuer ?

— Si nécessaire.

— Pour quelle raison ? Un sursaut moral ? (On aurait dit qu’elle citait une marque de produit.) Vous n’avez rien oublié ? Si vous me tuez, le système à distance en Europe s’en rendra compte au bout de dix-huit heures environ, puis enveloppera ma dernière mise à jour. Et il ne me faudra pas très longtemps pour comprendre ce qui s’est passé ici.

— Oh, je me le demande, ai-je dit en m’asseyant à mon tour. Regardez combien de temps il a fallu à Bancroft… et encore, il ne sait toujours pas la vérité.

— C’est à propos de Bancroft ?

— Non, Reileen, c’est entre vous et moi. Vous auriez dû laisser Sarah tranquille. Vous auriez dû me laisser tranquille quand vous le pouviez…

— Ooooh ! a-t-elle soupiré en prenant un accent maternel. Vous vous êtes fait manipuler ? Je suis navrée. (Son ton s’est durci.) Vous êtes un Diplo, Kovacs. Vous vivez par la manipulation, comme nous tous. Nous vivons tous dans une grande matrice de manipulation dans laquelle nous luttons pour rester au sommet.

J’ai secoué la tête.

— Je n’ai pas demandé à y être plongé.

— Kovacs, Kovacs, a dit Kawahara avec presque de la tendresse dans la voix. Aucun de nous ne l’a jamais demandé. Vous pensez que j’ai demandé à naître à Fission City, avec un nain palmé pour père et une pute psychotique pour mère ? Vous pensez que c’est ce que j’ai demandé ? Nous ne demandons rien, nous sommes précipités dans l’eau glacée et ensuite il s’agit seulement de garder la tête dehors.

— Ou de faire boire la tasse aux autres, ai-je commenté. Vous tenez de votre mère, non ?

Un bref instant, le visage de Kawahara s’est transformé en un masque de tôle sous lequel brûlait un brasier. J’ai vu la fureur s’allumer dans ses yeux et, si je n’avais pas eu la Faucheuse en moi, j’aurais eu peur.

— Tuez-moi, a-t-elle dit, les lèvres serrées. Et profitez-en, car vous allez souffrir, Kovacs. Vous pensez que ces révolutionnaires minables ont souffert avant de mourir à New Beijing ? Je vais inventer de nouvelles limites pour vous et votre pute de poissonnière…

J’ai secoué la tête.

— Ça m’étonnerait, Reileen. Votre mise à jour a été transmise il y a dix minutes. En route, elle s’est fait tremper. Nous n’avons rien retiré, seulement injecté le virus Rawling dans la transmission. À présent, il est dans le système central, Reileen. Votre stockage à distance est infecté.

Ses yeux se sont plissés.

— Vous mentez.

— Pas aujourd’hui. Vous avez apprécié le travail d’Irène Elliott au Jack it Up ? Vous devriez voir ce qu’elle accomplit en virtuel. Je parie qu’elle a eu le temps de prélever une dizaine de bouchées mentales quand elle était dans la transmission. Des souvenirs… C’est un truc de collectionneur. Heureusement qu’elle s’est servie, parce que les ingénieurs système vont refermer le couvercle sur votre stockage à distance et le souder plus vite que des politiciens quittent une zone de combat. (J’ai jeté un œil aux données qui défilaient.) L’alarme devrait se déclencher dans deux heures. Elle a mis plus longtemps à Innenin, mais les temps ont changé. La technologie a évolué, depuis.

Elle l’a cru et la rage que j’avais vue dans ses yeux s’est concentrée en une flamme blanche.

— Irène Elliott, a-t-elle dit. Si je la trouve…

— Assez de menaces dans le vide pour la journée, ai-je ajouté sans m’énerver. Écoutez-moi. Pour l’instant, la pile que vous portez est votre seule vie et, dans l’état où je suis, il ne me faudrait pas beaucoup pour l’arracher d’une main de votre colonne vertébrale et la fracasser à coups de talon. Avant ou après vous avoir tiré dessus. Alors, taisez-vous.

Kawahara s’est rassise. Ses yeux n’étaient plus que des fentes. Sa lèvre supérieure a dévoilé un instant ses dents avant qu’elle reprenne le contrôle d’elle-même.

— Que voulez-vous ?

— C’est mieux. Ce que je veux ? Votre confession. Savoir comment vous avez manipulé Bancroft. La résolution 653, Mary Lou Hinchley, la totale. Vous pouvez aussi dire comment vous avez piégé Ryker par la même occasion…

— Vous êtes câblé ?

J’ai tapoté mon œil gauche, où était implanté le système d’enregistrement et j’ai souri.

— Vous pensez vraiment que je vais obéir ? a demandé Kawahara, glaciale. Vous pensez vraiment que vous allez obtenir cela de moi ?

Elle attendait une ouverture. Je l’avais déjà vue dans cet état, mais ce n’était pas moi qu’elle regardait alors. Ses yeux étaient plus dangereux que les tirs dans les rues de Sharya.

— Voyez la chose du bon côté, Reileen. Vous pourrez payer et influencer assez de gens pour échapper à la peine d’effacement. Quant au reste… vous ne prendrez que deux cents ans au placard. (J’ai durci ma voix.) Alors que, si vous ne parlez pas, vous allez mourir, ici, tout de suite.

— Les confessions sous contrainte ne sont pas recevables.

— Ne me faites pas rire. Nous ne parlons pas des NU. Vous pensez que je n’ai jamais été dans un tribunal ? Vous pensez que je ferais confiance à des avocats pour traiter cette affaire ? Tout ce que vous direz ce soir sera transmis directement à WorldWeb One dès que je mettrai le pied sur la terre ferme. L’enregistrement complet, ainsi que les images de celui que j’ai flingué là-haut, à côté du chien. (Kawahara a écarquillé les yeux et j’ai hoché la tête, comme pour m’excuser.) Ouais, j’aurais dû le mentionner plus tôt. Vous avez un client de moins. Il n’est pas vraiment mort, mais il aura besoin d’une enveloppe toute neuve. Maintenant, si mes calculs sont justes, trois minutes après le direct de Sandy Kim, les marines tactiques des NU feront sauter votre porte avec une poignée de mandats d’arrêt. Ils n’auront pas le choix. Bancroft seul suffira à leur forcer la main. Vous pensez vraiment que ceux qui ont autorisé Sharya et Innenin vont risquer leur pouvoir à cause d’une putain de loi ? Maintenant, parlez !

Kawahara a levé les sourcils, comme si je venais de lui raconter une blague de mauvais goût.

— Par quoi voulez-vous que je commence, Takeshi-san ?

— Mary Lou Hinchley. Elle est tombée d’ici, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Vous l’aviez prévue pour les salles de snuff ? Un pauvre malade voulait enfiler une enveloppe de tigre et jouer au chat et à la souris ?

— Bien, bien, a dit Kawahara en penchant la tête sur le côté pour relier les éléments entre eux. À qui avez-vous parlé ? À quelqu’un de la clinique Wei ? Laissez-moi réfléchir… Miller était là, mais vous l’avez grillé, donc… Oh, vous n’auriez pas encore décapité quelqu’un, Takesh ? Vous n’avez pas ramené Felipe Miller chez vous dans un carton à chapeau ?

Je n’ai rien dit, je me suis contenté de la regarder, le canon de mon arme levé, entendant de nouveau les cris étouffés de l’autre côté de la porte. Kawahara a haussé les épaules.

— Ce n’était pas un tigre. Mais… quelque chose comme ça, oui.

— Et Mary Lou l’a découvert ?

— Oui, a répondu Kawahara. (Elle paraissait se détendre, ce qui, en d’autres circonstances, m’aurait rendu nerveux. La bêtathanatine me poussait seulement à être plus attentif.) Elle a entendu un mot de trop, probablement lâché par un technicien. D’habitude, nous passons nos clients snuff en virtuel avant de leur proposer la vraie version. Cela nous aide à savoir comment ils vont réagir. Dans certains cas, nous les persuadons même de ne pas continuer là-dedans…

— Voilà qui est gentil de votre part.

Kawahara a soupiré.

— Comment vous le faire comprendre, Takeshi ? Nous fournissons un service, ici. S’il peut rester légal, c’est encore mieux.

— Conneries, Reileen. Vous leur vendez le virtuel et, deux mois plus tard, ils viennent réclamer le vrai truc. Il y a un lien de cause à effet et vous le savez. Leur vendre quelque chose d’illégal vous donne des moyens de pression… probablement sur des gens très influents. Vous avez beaucoup de gouverneurs des NU, n’est-ce pas ? Des généraux du Protectorat, ce genre d’ordures ?

— La Tête dans les Nuages attire une clientèle d’élite…

— Comme le connard aux cheveux blancs que j’ai flingué là-haut ? C’était quelqu’un d’important ?

— Carlton McCabe ? a demandé Kawahara avec un sourire inquiétant. On peut dire ça, je suppose, oui. Quelqu’un d’influent.

— Pourriez-vous me dire à quelle personne influente vous aviez promis l’éventration de Mary Lou Hinchley ?

— Non, je ne peux pas, a répondu Kawahara.

— Bien, je m’en doutais. Vous préférez garder l’info pour la marchander plus tard, n’est-ce pas ? OK, c’est pas grave. Que s’est-il passé ? Hinchley a été conduite ici… Elle a découvert accidentellement pourquoi et elle a essayé de s’échapper ? Elle a volé un harnais antigrav, peut-être ?

— J’en doute. L’équipement est gardé sous haute sécurité. Elle a peut-être cru pouvoir grimper dans une des navettes. Elle ne devait pas être très maligne. Les détails ne sont pas clairs… Elle a dû tomber.

— Ou sauter.

Kawahara a secoué la tête.

— Je ne pense pas qu’elle en ait eu le cran. Mary Lou Hinchley n’avait pas un esprit de samouraï. Comme le reste de l’humanité, elle se serait raccrochée à la vie jusqu’au dernier moment. Espérant un miracle. Demandant grâce.

— Voilà qui n’est guère élégant. Vous vous êtes aperçus aussitôt de sa disparition ?

— Évidemment, un client était en train de l’attendre. Nous avons fouillé le vaisseau.

— Une situation embarrassante.

— Oui.

— Mais pas aussi embarrassant que de la voir s’échouer sur la côte deux jours plus tard, hein ?

— Un coup malheureux, a concédé Kawahara, comme si nous parlions d’une main de poker. Mais pas tout à fait inattendu. Nous n’anticipions pas de véritable problème.

— Vous saviez qu’elle était catholique ?

— Bien sûr, cela fait partie des conditions requises.

— Quand Ryker a découvert cette conversion douteuse, vous avez dû vous chier dessus. Le témoignage de Hinchley vous aurait immédiatement exposés, vous et on ne sait combien de vos amis influents. La Tête dans les Nuages, une des Maisons, inculpée pour snuff et vous avec. Quel mot aviez-vous utilisé cette fois-là à New Beijing ? « Un risque intolérable. » Il fallait faire quelque chose, Ryker devait être réduit au silence. Arrêtez-moi si je m’égare.

— Non, vous êtes plutôt dans le vrai.

— Vous avez donc monté un coup contre lui ?

Kawahara a de nouveau haussé les épaules.

— Nous avons essayé de l’acheter. Il s’est révélé… peu réceptif.

— Désolant. Alors, qu’avez-vous fait ?

— Vous l’ignorez ?

— Je veux vous l’entendre dire. Je veux les détails. Je parle déjà trop… Essayez de faire des efforts ou je vais commencer à croire que vous refusez de coopérer.

Kawahara a levé les yeux au plafond de façon théâtrale.

— J’ai éliminé Elias Ryker du jeu. Je lui ai fait parvenir de faux tuyaux sur une clinique de Seattle. Nous avons créé un construct de Ryker et nous nous en sommes servis pour engager Ignacio Garcia. Il devait mettre les faux sceaux de Raison de conscience sur deux des morts de Ryker. Nous savions que la police de Seattle ne goberait pas l’affaire, et que les faux de Garcia ne tiendraient pas sous un examen approfondi. Voilà. C’est mieux ?

— Où avez-vous trouvé Garcia ?

— Nous avons fait des recherches sur Ryker, quand nous comptions l’acheter. (Kawahara a changé de position sur le fauteuil.) Garcia faisait partie de ses contacts.

— Ouais, j’avais deviné…

— Vous êtes si perceptif.

— Tout était parfaitement au point, jusqu’à cette histoire de résolution 653 qui remettait tout en cause. Et le dossier de Hinchley était toujours ouvert…

Kawahara a incliné la tête.

— Exact.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas simplement enterrée ? Il suffisait d’acheter deux ou trois membres du Conseil des NU.

— Qui ? Ce n’est pas New Beijing, ici. Vous avez rencontré Phiri et Ertekin. Ils vous ont donné l’impression d’être à vendre ?

J’ai hoché la tête.

— C’était donc bien vous dans l’enveloppe de Marco. Miriam Bancroft est au courant ?

— Miriam ? a-t-elle demandé, perplexe. Bien sûr que non. Personne ne le savait, c’était le but. Marco joue régulièrement contre Miriam. C’était une couverture idéale.

— Pas idéale. Vous jouez au tennis comme un pied.

— Je n’avais pas eu le temps d’assimiler un disque de compétences.

— Pourquoi Marco ? Pourquoi ne pas être venue vous-même ?

Kawahara a agité la main.

— Je harcelais Bancroft depuis la présentation de la résolution. Ertekin aussi, dès qu’elle me laissait l’approcher. Je commençais à me faire remarquer… Marco glissant un mot en ma faveur, c’était plus discret.

— Vous avez pris l’appel de Rutherford, ai-je dit. À Suntouch House, après que nous sommes passés le voir… Je pensais qu’il appelait Miriam, mais vous étiez présente, incarnant Marco dans le grand débat sur les catholiques…

— Oui, a-t-elle acquiescé, contente d’elle. Vous semblez avoir grandi le rôle de Miriam Bancroft dans l’histoire. Au fait, qui porte l’enveloppe de Ryker en ce moment ? Simplement pour satisfaire ma curiosité. Il est très convaincant.

Je n’ai rien dit, mais j’ai laissé un sourire apparaître au coin de ma bouche. Kawahara l’a repéré.

— Vraiment ? Un double enveloppement ? Le lieutenant Ortega doit vous obéir au doigt et à l’œil… ou à autre chose. Félicitations. Voilà une manipulation digne d’un Math. (Elle a aboyé un rire.) C’était un compliment, Takeshi-san.

J’ai ignoré ses railleries.

— Vous avez parlé à Bancroft, à Osaka ? Le jeudi 16 août ? Vous saviez qu’il se rendait là-bas.

— Oui, régulièrement pour affaires. Je voulais que cela ressemble à une rencontre accidentelle. À son retour, je l’ai invité à La Tête dans les Nuages. C’est une habitude, chez lui…, le sexe après les affaires. Vous l’aviez probablement déjà découvert…

— Ouais. Une fois Bancroft ici, que lui avez-vous dit ?

— La vérité.

— La vérité ? me suis-je exclamé en la regardant. Vous lui avez parlé de Hinchley… et vous pensiez qu’il allait vous soutenir ?

— Pourquoi pas ? a-t-elle demandé avec une naïveté effrayante. Notre amitié remonte à des siècles. Nous avons monté des stratégies financières qui mettaient parfois plus longtemps qu’une vie humaine pour atteindre leurs buts. Je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne le parti des petits…

— Il vous a déçu. Il n’avait pas la foi des Maths.

Kawahara a soupiré de nouveau, et dans ce soupir j’ai senti la lassitude des siècles.

— Je sous-estime toujours la tendance romantique à deux sous de Laurens. Dans de nombreux domaines, il n’est pas si différent de vous. Mais, contrairement à vous, il n’a aucune excuse. Il a plus de trois cents ans. Je supposais – je voulais supposer, peut-être – que ses valeurs refléteraient cet état de fait. Que le reste n’était qu’une image, qu’un discours pour les moutons. (Le geste de Kawahara signifiait : « Que voulez-vous ? ») Je prenais mes souhaits pour des réalités, je suppose.

— Qu’a-t-il eu ? Un sursaut moral ?

La bouche de Kawahara s’est tordue sans humour.

— Vous vous moquez de moi ? Vous qui avez trempé vos mains dans le sang des employés de la clinique Wei ? Vous, un boucher aux ordres du Protectorat, un étouffeur de vie humaine sur toutes les planètes où vous avez posé le pied ? Takeshi, vous êtes, si j’ose dire, un peu incohérent…

Sous bêtathanatine, la stupidité de Kawahara ne faisait que m’agacer. J’ai senti le besoin de clarifier les choses.

— La clinique Wei était une affaire personnelle.

— Les employés de la clinique n’avaient rien de personnel contre vous. La plupart des gens que vous avez balayés ne faisaient que leur travail.

— Ils auraient dû en changer.

— Et ceux de Sharya ? Quel choix auraient-ils dû faire ? Celui de ne pas être nés dans ce monde, à ce moment précis ? Celui de ne pas se faire engager, peut-être ?

— J’étais jeune et stupide. On s’est servi de moi. J’ai tué pour des gens comme vous parce qu’on ne nous disait rien. À présent, je tue pour moi et pour personne d’autre ; chaque fois que je prends une vie, j’en connais la valeur.

— La valeur. La valeur de la vie humaine. (Kawahara a secoué la tête comme un professeur devant un élève exaspérant.) Vous êtes encore jeune et stupide. La vie humaine n’a aucune valeur. Vous n’avez pas encore appris cela, Takeshi, après tout ce que vous avez vu ? Elle n’a aucune valeur intrinsèque. Les machines coûtent de l’argent à construire. Les matériaux coûtent de l’argent à extraire. Mais les gens ? (Sa bouche a émis un bruit obscène.) Il y en a toujours assez. Ils se reproduisent comme des cellules cancéreuses, qu’on le veuille ou non. Ils sont nombreux, Takeshi. Pourquoi auraient-ils une valeur ? Recruter et utiliser une véritable pute de snuff coûte moins cher que d’installer et de faire tourner l’équivalent virtuel. La chair humaine coûte moins cher qu’une machine. C’est la vérité, de notre temps.

— Ce n’était pas l’avis de Bancroft.

— Bancroft ? a demandé Kawahara avec un grognement dégoûté. Bancroft est un infirme qui claudique sur ses notions archaïques. C’est un mystère qu’il ait survécu aussi longtemps.

— Vous l’avez programmé pour qu’il se suicide ? Vous l’avez aidé chimiquement ?

— Programmé pour… (Kawahara a écarquillé les yeux et elle a émis un petit gloussement.) Kovacs, vous ne pouvez pas être aussi stupide. Je vous ai dit qu’il s’était tué. C’était son idée, pas la mienne. Il fut un temps où vous me faisiez confiance, même si vous ne supportiez pas ma compagnie. Réfléchissez. Pourquoi voudrais-je le voir mort ?

— Pour effacer ce que vous lui avez dit sur Hinchley. Une fois réenveloppé, sa dernière mise à jour ne se souviendrait pas de vos confidences…

Kawahara a acquiescé.

— Oui, je vois le concept. Une action défensive. Après tout, vous êtes sur la défensive depuis que vous avez quitté les Diplos. Et une créature qui vit sur la défensive en vient tôt ou tard à penser de manière défensive. Vous oubliez une chose, Takeshi…

Elle a fait une pause dramatique et, même à travers le voile de la bêtathanatine, j’ai ressenti un vague soupçon de méfiance. Kawahara surjouait.

— Quoi ?

— Que moi, Takeshi Kovacs, je ne suis pas comme vous. Je ne joue pas sur la défensive.

— Pas même au tennis ?

Un petit sourire étudié.

— Très malin. Je n’avais pas besoin d’effacer les souvenirs de Laurens Bancroft, parce qu’à ce moment-là il avait massacré sa propre pute catholique et il aurait eu autant à craindre que moi de la résolution 653.

J’ai cligné des yeux. J’avais échafaudé un certain nombre de théories rendant Kawahara responsable de la mort de Bancroft, mais aucune n’était aussi délirante. Pourtant, à la suite de ses mots, les morceaux du miroir fracturé dans lequel je pensais voir la vérité se sont mis en place. J’ai regardé dans le coin qui venait d’être révélé.

J’aurais préféré ne pas voir ce qui y remuait.

Devant moi, Kawahara souriait. Elle savait qu’elle m’avait ébranlé et elle en était heureuse. Vanité, vanité… La seule faille de Kawahara. L’aveu, la pièce finale de mon puzzle, était tombé. Elle voulait que je l’aie, elle voulait que je sache combien elle avait d’avance sur moi. Combien je boitais derrière elle.

Elle n’avait pas dû apprécier la blague sur le tennis.

— Il a trouvé dans cette femme un autre écho subtil du visage de Miriam, a-t-elle dit. Bien sûr, ses traits étaient améliorés par un peu de chirurgie esthétique. Il l’a étouffée. Au moment où il jouissait pour la deuxième fois, je crois. Le mariage, hein, Kovacs… Ce que ça vous fait, à vous, les mâles.

— Vous avez enregistré la scène ? ai-je demandé en sachant que c’était inutile.

— Allons, Kovacs. Posez-moi une vraie question.

— Bancroft était chimiquement assisté ?

— Oh, bien sûr, vous aviez raison ! Une sale drogue – je suis sûr que vous la connaissez…

Plus tard, j’ai maudit la bêtathanatine. Le relâchement glacial de la drogue. Sans elle, j’aurai réagi aussitôt en sentant le courant d’air, quand la porte s’est ouverte sur mon flanc. Une pensée a traversé mon esprit, et j’ai su aussitôt que j’allais être trop lent. Ce n’était pas le moment de penser. Penser au combat est un luxe aussi approprié qu’un bain chaud ou un massage. L’idée a embrumé la clarté du système de réponse du neurachem Khumalo et je me suis tourné, une fraction de seconde trop tard, le pistolet levé.

« Schplaf ! »

La décharge paralysante m’a heurté comme un train et j’ai cru voir les wagons bien éclairés me passer dessus. Ma vision s’est bloquée sur l’image de Trepp, accroupie sur le seuil, le pistolet paralysant tendu devant elle. Elle restait attentive, prête à bondir, au cas où elle m’aurait manqué ou si j’avais porté une armure neurale sous ma combinaison. J’aurais bien aimé. Mon arme est tombée de mes doigts sans nerfs quand ma main s’est ouverte et que j’ai basculé.

Le parquet s’est précipité vers moi, en me fracassant le côté du crâne comme une baffe de mon père.

— J’ai failli attendre, a déclaré Kawahara, très loin, sa voix distordue dans ce qui restait de ma conscience.

Une main fine est entrée dans mon champ de vision pour récupérer le pistolet à éclats. J’ai senti de façon confuse une autre enlever mon pistolet paralysant de son holster.

— L’alarme a sonné il y a à peine deux minutes, a dit Trepp en rangeant l’arme et en s’accroupissant à côté de moi, avant de m’étudier avec curiosité. Il a fallu que le corps de McCabe refroidisse assez pour déclencher le système… La moitié des membres de votre équipe de sécurité sont encore sur le pont principal, à regarder le cadavre. Qui est-ce ?

— Kovacs, a dit Kawahara en enfonçant mes deux pistolets dans sa ceinture.

Dans mon champ de vision paralysé, elle paraissait s’éloigner dans une vaste plaine, parcourant des centaines de mètres à chaque pas, pour devenir minuscule au loin. Elle s’est penchée sur le bureau, petite poupée mécanique, et a appuyé sur des commandes invisibles.

Je ne perdais pas conscience.

— Kovacs ? Je croyais…

— Ouais, moi aussi, a coupé Kawahara, baignée par les données holographiques. Il nous a joué le coup de la double enveloppe. Probablement avec l’aide d’Ortega. Vous auriez dû traîner un peu plus longtemps du côté du Panama Rose

Mon ouïe était brouillée, ma vision bloquée, mais, oui, j’étais toujours conscient. Un effet secondaire de la bêtathanatine, une option bonus du système Khumalo ? Peut-être les deux en même temps, dans une association inattendue… En tout cas, j’étais toujours là.

— Rester sur les lieux d’un crime avec des dizaines de flics autour de moi a tendance à me rendre nerveuse, a répondu Trepp.

Sa main tendue a effleuré mon visage.

— Ouais ? a répondu Kawahara, absorbée par les données. Eh bien, distraire ce psycho avec des problèmes moraux et une confession en bonne et due forme ne va pas m’aider à digérer. Je me demandais à quel moment vous… putain ! (Elle a tourné brutalement la tête sur le côté avant de fixer son regard sur la surface du bureau.) Il disait la vérité.

— À propos de quoi ?

Kawahara a levé les yeux vers Trepp, soudain sur ses gardes.

— Aucune importance. Que faites-vous ?

— Son visage est froid.

— Putain, évidemment qu’il est froid ! (La détérioration de la qualité de son langage signifiait que Reileen Kawahara était ébranlée, ai-je pensé dans mon rêve.) Comment croyez-vous qu’il ait passé les infrarouges ? Il est raide jusqu’aux yeux.

Trepp s’est redressée, le visage parfaitement neutre.

— Qu’allez-vous faire de lui ?

— Je vais l’expédier en virtuel, a dit Kawahara. Lui et sa poissonnière de Harlan. Mais, avant tout, nous allons pratiquer un peu de chirurgie. Il est câblé…

J’ai essayé de bouger ma main droite. La dernière phalange de mon majeur a tressailli. À peine.

— Vous êtes sûre qu’il ne transmet pas ?

— Ouais, il me l’a dit. De toute façon, on aurait intercepté la transmission. Vous avez un couteau ?

Une secousse profonde qui ressemblait à de la panique m’a parcouru. J’ai mentalement fait le tour de mon corps, cherchant désespérément des signes de récupération. Le système Khumalo était toujours en ligne. Je sentais mes yeux se dessécher à force de rester ouverts sans cligner. Dans ma vision encrassée, Kawahara s’est rapprochée, la main tendue vers Trepp.

— Je n’ai pas de couteau.

Était-ce une illusion ? La voix de Trepp me semblait rebelle.

— Pas de problème, a dit Kawahara en disparaissant à grandes enjambées. J’ai quelque chose qui conviendra aussi bien. Faites monter des gardes et virez-moi ce sac à merde dans un des salons de décantation. Je crois que le sept et le neuf sont libres. Servez-vous du jack sur le bureau.

Trepp a hésité. J’ai senti quelque chose tomber, comme un cristal de glace se détachant du bloc congelé de mon système nerveux central. Ma paupière a raclé mon œil, une fois, avant de se rouvrir. Le contact m’a fait pleurer. Trepp l’a vu et s’est tendue.

Elle n’a fait aucun mouvement vers le bureau.

Les doigts de ma main droite se sont pliés. J’ai senti un début de tension dans les muscles de mon estomac. Mes yeux ont bougé.

La voix de Kawahara m’est parvenue faiblement. Elle devait être dans l’autre partie de la pièce, au-delà de l’arche.

— Ils arrivent ?

Trepp est restée impassible. Elle m’a quitté des yeux.

— Ouais, a-t-elle crié. Ils arrivent dans deux minutes.

Je revenais. Quelque chose forçait mes nerfs à reprendre le contrôle. Je sentais les tremblements me parcourir et, avec eux, une certaine densité d’air dans mes poumons qui signifiait que la descente de bêtathanatine arrivait plus tôt que prévu. Mes membres étaient moulés dans du plomb ; j’avais l’impression de porter des gants épais de coton parcourus d’un léger champ électrique. Je n’étais pas en état de me battre.

Ma main gauche était pliée sous moi, aplatie contre le sol par mon propre poids. Ma main droite était tendue selon un angle bizarre. Je ne pensais pas que mes jambes pourraient faire plus que me soutenir. Mes options étaient limitées.

— Bien.

J’ai senti la main de Kawahara sur mon épaule, qui me retournait comme un poisson qu’on va vider. Son visage était un masque de concentration et elle tenait une paire de tenailles à bouts fins dans l’autre main. Elle s’est agenouillée sur ma poitrine et a écarté ma paupière avec ses doigts. J’ai réprimé l’envie de cligner de l’œil et je suis resté immobile. Les tenailles sont descendues, les mâchoires écartées d’un demi-centimètre.

J’ai tendu les muscles de mon avant-bras ; l’étui à ressort neural a dégainé le poignard Tebbit dans ma main.

J’ai frappé sur le côté.

Je visais le flanc de Kawahara, sous les côtes flottantes, mais l’association des tremblements et de la descente de bêtathanatine m’a fait rater mon coup. La lame a tranché dans le bras gauche, sous le coude, s’est bloquée dans l’os et a rebondi. Kawahara a poussé un glapissement et a lâché mon œil. Les tenailles ont plongé, sans viser, frappant la pommette et creusant une tranchée dans ma joue. J’ai senti la douleur de façon diffuse, le métal mordant les chairs. Du sang m’a coulé dans l’œil. J’ai frappé de nouveau, faiblement. Kawahara a tourné, bloquant le coup avec son bras blessé. Elle a encore hurlé et le gant de coton qui me servait de main a lâché prise. La garde a basculé de ma paume et l’arme est tombée. Rassemblant mes dernières forces, j’ai lancé mon poing et frappé Kawahara à la tempe. Elle a roulé, serrant le bras et, un instant, j’ai cru que la lame avait tranché assez profondément pour la marquer avec le C-381. Mais Sheila Sorenson m’avait dit que le poison faisait effet le temps de deux respirations…

Kawahara se relevait.

— Putain, vous attendez quoi ? a-t-elle demandé méchamment à Trepp. Flinguez ce sac à merde, vous voulez bien ? Sa voix est morte sur la dernière syllabe quand elle a lu la vérité sur le visage de Trepp, juste avant que la main de la pâle jeune femme se porte à son paralyseur. La vérité n’était sans doute apparue à Trepp qu’à cet instant. Kawahara a lâché les tenailles ; elle a dégainé le pistolet à éclats et le paralyseur et les a levés avant que l’arme de Trepp soit sortie de son holster.

— Putain de salope de traîtresse, a craché Kawahara avec un accent rauque que je n’avais jamais entendu auparavant. Tu savais qu’il se réveillait, n’est-ce pas ? Putain, tu es morte, salope !

Je me suis redressé en titubant et j’ai bondi sur Kawahara au moment où elle appuyait sur les détentes. J’ai entendu les deux armes se décharger, le sifflement quasi inaudible du pistolet à éclats et le claquement sec du paralyseur. Du coin embrumé de l’œil, j’ai vu Trepp tenter désespérément de dégainer, sans succès, avant de tomber, une surprise presque comique sur le visage. Mon épaule a heurté Kawahara et nous avons trébuché vers la baie. Elle a essayé de tirer, mais j’ai balayé les armes vers l’intérieur et je l’ai déséquilibrée.

Elle m’a accroché avec son bras blessé et nous sommes tombés tous les deux contre la vitre.

Le paralyseur, sur le plancher, était hors jeu, mais elle avait réussi à garder en main le pistolet à éclats. Le canon s’est dirigé vers moi et je l’ai repoussé maladroitement. Mon autre main a frappé, cherchant la tête de Kawahara. Le coup raté a rebondi sur son épaule. Elle a souri méchamment et m’a mis un grand coup de tête. Mon nez s’est brisé avec le bruit de quelqu’un qui croque dans du céleri, puis du sang a coulé dans ma bouche. J’ai ressenti un besoin irrépressible de le goûter.

Kawahara était sur moi, me tordant contre la vitre, me frappant au corps. J’ai bloqué un ou deux coups, mais la force me quittait et les muscles de mes bras refusaient de m’obéir. Je n’avais plus de ressources. Au-dessus de moi, le visage de Kawahara a exprimé un triomphe sauvage en voyant que le combat était terminé. Elle m’a frappé une fois encore, avec soin, dans le bas-ventre. J’ai été pris de convulsions avant de m’écrouler comme un sac contre la vitre, puis sur le parquet.

— Ça devrait suffire pour te retenir, mon pote.

Elle s’est relevée en expirant. Sous ses cheveux à peine décoiffés, j’ai vu le visage qui correspondait à son nouvel accent brutal. La satisfaction méchante sur ses traits devait être celle que voyaient ses victimes à Fission City quand elle leur faisait boire l’eau contaminée.

— Tu ne bouges pas, je reviens.

Mon corps m’a dit que je n’avais pas le choix. Je me sentais noyé, je coulais, entraîné par le poids de la chimie envahissant mon organisme et des dégâts neuraux de la décharge paralysante. J’ai essayé de lever un bras et il est retombé comme un poisson avec un kilo de plomb dans les tripes. Kawahara m’a vu et elle a ri.

— Ouais, ça ira, a-t-elle dit en regardant son bras gauche d’un air absent, là où le sang coulait par les déchirures de son chemisier. Tu vas payer, putain. Tu vas payer pour ça, Kovacs.

Elle s’est dirigée vers la forme immobile de Trepp.

— Et toi, salope, a-t-elle dit en lui mettant un grand coup de pied dans les côtes qui ne l’a pas fait bouger. Qu’est-ce que cet enfoiré de sa mère t’a fait ? Il t’a promis de te bouffer le cul pendant les dix prochaines années, ou quoi ?

Trepp n’a pas répondu. J’ai tendu les doigts de ma main gauche et j’ai réussi à les déplacer de quelques centimètres vers ma jambe. Kawahara s’est dirigée vers le bureau après un dernier coup d’œil à Trepp et a touché un contrôle.

— Sécurité ?

— Madame Kawahara, a répondu la voix qui avait questionné Ortega lors de notre approche du vaisseau aérien. Il y a eu une intrusion dans le…

— Je sais, a répondu Kawahara, épuisée. Je me bats avec depuis cinq minutes. Pourquoi n’êtes-vous pas encore là ?

— Madame Kawahara ?

— J’ai dit : combien de temps il vous faut pour bouger votre cul synthétique et vous pointer ici quand on vous appelle ?

Il y a eu un bref silence. Kawahara a attendu, la tête penchée sur le bureau. Mes mains gauche et droite se sont jointes, ont essayé de se refermer sur ce que je tenais avant de retomber.

— Madame Kawahara, vous n’avez pas sonné l’alerte…

— Oh. (Kawahara s’est retourné vers Trepp.) OK, faites monter quelqu’un ici tout de suite. Une équipe de quatre… Il faut sortir les poubelles.

— Oui, m’dame.

Malgré tout, j’ai senti un sourire s’afficher sur mon visage. « M’dame » ?

Kawahara est revenue et a ramassé les tenailles sur le plancher.

— Pourquoi souris-tu, Kovacs ?

J’ai essayé de lui cracher dessus, mais la salive est à peine sortie de ma bouche et est restée pendue en un long filet sur ma mâchoire, mêlée au sang. Le visage de Kawahara s’est tordu de colère et elle m’a mis un coup de pied dans le ventre. J’étais dans un tel état que je l’ai à peine senti.

— Toi, a-t-elle commencé sauvagement avant de se calmer. Tu as fait trop de dégâts pour une seule vie.

Elle m’a pris par le col, puis m’a remonté sur la baie vitrée jusqu’à ce que nous soyons au même niveau. Ma tête a dodeliné contre le verre et elle s’est penchée vers moi.

— Comme les catholiques, comme tes amis à Innenin, comme les pauvres vies dont les copulations pathétiques t’ont créé, Takeshi. Du matériel humain brut, c’est tout ce que tu as jamais été. Tu aurais pu évoluer, tu aurais pu me rejoindre à New Beijing, mais tu m’as craché au visage avant de reprendre ta pauvre petite existence. Tu aurais pu me rejoindre de nouveau, ici, sur Terre, pour diriger la race humaine. Tu aurais pu devenir un homme puissant, Kovacs. Tu comprends ? Tu aurais pu être quelqu’un.

— Je ne crois pas, ai-je murmuré en glissant contre la vitre. Il me reste une conscience. J’ai seulement oublié où je l’ai mise.

Kawahara a fait la grimace et a serré sa prise sur mon col.

— Très malin. Très spirituel. Ah, le spirituel ! Tu vas en avoir besoin, là où tu vas…

— Quand on demandera comment je suis morte, ai-je dit, dites-leur : toujours en colère.

— Quell, a dit Kawahara en s’allongeant presque sur moi comme une maîtresse satisfaite. Mais Quell n’a jamais connu les interrogatoires virtuels, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas mourir en colère, Kovacs. Tu vas mourir en suppliant. Encore. Et encore.

Elle m’a soulevé un peu et s’est appuyée sur moi. Les tenailles sont apparues.

— Un échantillon.

Les mâchoires de l’outil ont plongé sur le côté de mon œil et une giclée de sang a éclaboussé le visage de Kawahara. La douleur m’a ébloui. Un moment, j’ai vu les tenailles à travers l’œil qu’elle charcutait, comme un titanesque pylône d’acier. Kawahara a tourné les mâchoires de métal et quelque chose a éclaté. Ma vision s’est empourprée et s’est éteinte, comme un vieil écran chez Elliott. De l’autre œil, j’ai vu Kawahara retirer les tenailles, le câble d’enregistrement de Reese accroché avec. L’extrémité du minuscule appareil faisait couler des gouttelettes de sang sur ma joue.

Elle s’en prendrait à Elliott et à Reese. À Ortega. À Bautista et à qui sait combien d’autres.

— Putain, ça suffit, ai-je murmuré.

J’ai forcé mes muscles à fonctionner et j’ai verrouillé mes jambes autour de la taille de Kawahara. Ma main gauche s’est aplatie contre la vitre.

La détonation étouffée d’une explosion et un craquement sec.

La microgrenade termite était conçue pour exploser presque instantanément, libérant 90 % de sa puissance sur la surface de contact. Les 10 % qui restaient m’ont ravagé une main, arrachant la chair des os en alliage et les tendons renforcés en carbone, déchirant les ligaments et me creusant un trou de la taille d’une pièce dans la paume.

La vitre s’est fracturée comme un lac gelé. La scène se déroulait presque au ralenti. J’ai senti la surface s’effondrer à côté de moi et j’ai glissé dans l’ouverture. Vaguement, j’ai remarqué le courant d’air dans la cabine. Au-dessus de moi, le visage de Kawahara s’était figé, stupide de surprise. Elle a compris ce qui venait de se passer, trop tard… Elle est venue avec moi, hurlant, me frappant au visage et sur la poitrine, incapable de se défaire de ma prise sur sa taille. Les tenailles se sont levées puis abattues, arrachant une longue bande de chair sur une pommette, plongeant de nouveau dans mon œil ravagé, mais la douleur était si lointaine, si hors de propos, consumée par un bûcher de colère qui avait enfin traversé les restes de la bêtathanatine.

« Dites-leur : toujours en colère. »

Puis la portion de verre sur laquelle nous nous débattions a lâché et nous avons basculé dans le vide, le vent et le ciel.

Et nous sommes tombés…

Mon bras gauche était resté figé dans sa position après l’explosion. Roulant dans les ténèbres glacées, j’ai ramené ma main droite et j’ai collé la grenade contre la nuque de Kawahara. Durant une fraction de seconde, j’ai vu l’océan, loin en dessous, La Tête dans les Nuages s’éloignant de nous à toute vitesse ; l’expression sur le visage de Reileen Kawahara tendait à prouver qu’elle avait laissé sa santé mentale dans la salle du vaisseau. Quelque chose hurlait, à l’intérieur ou à l’extérieur. Mes sensations s’échappaient en tourbillonnant dans le sifflement de l’air. Le chemin de la perception individuelle m’était perdu à jamais. La chute était aussi séduisante que le sommeil.

Avec ce qui me restait de volonté, j’ai serré la grenade et le crâne de Kawahara contre ma propre poitrine, assez fort pour les faire détoner.

Ma dernière pensée fut pour Davidson. J’espérais qu’il regardait son écran.

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